ACTU | 11 novembre 2010
Un cinéaste à rebours du consensus
A l’origine des accusations d’antisémitisme à l’encontre de Godard, on ne trouve concrètement aucun comportement factuel ni aucune déclaration précise du principal intéressé, mais plutôt un faisceau de charges et de réquisitoires lancés à son endroit par quelques personnalités plus ou moins bienveillantes, mais souvent mal inspirées.
La cinéaste Chantal Akerman a été la première à exprimer son trouble au moment de la sortie de l’avant-dernier long métrage de Godard, Notre Musique, dont elle a fustigé «l’obscénité antisémite». Elle faisait notamment au film et à son auteur le reproche d’un banc-titre de photos historiques où l’on voyait des Palestiniens quitter leurs terres par bateau au moment de la création d’Israël.
L'auteur de cet article ne prend pas le soin de démonter cette accusation, alors faisons-le: En quoi raconter la souffrance d'individus – voire d'un peuple – constituerait-il une marque de haine envers un autre peuple ? J'y reviendrai ci-dessous.
Provocations. Loin de se démonter, Godard se payera à son tour la cinéaste dans un court film suivant, Vrai-Faux Passeport, où il critique à l’acide le film D’Est, réalisé par Akerman en 1993. Une autre source de la polémique provient de l’écrivain-cinéaste Alain Fleischer qui a longuement filmé et enregistré Godard à l’occasion de ses volumineux Morceaux de conversations (1).
Dans un texte annexe à ce film, il raconte un déjeuner avec l’artiste, qu’il n’a ni filmé ni enregistré, mais où celui-ci aurait proféré une remarque antisémite. C’est peu, mais cela a suffi à déclencher une enquête un poil sensationnaliste du Monde, l’hiver dernier, qui s’interrogeait sur une pleine page : Godard est-il antisémite ? Rien dans l’article ne le démontrait.
Précisons : Godard aurait, selon A.Fleischer, décrit les "juifs" comme "des moutons (…) se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l'Etat d'Israël. » déclaré que « le peuple juif rejoint la fiction tandis que le peuple palestinien rejoint le documentaire ». Outre le fait que ces accusations ne sont pas accompagnées de preuves, de telles comparaisons ne sont guères plus choquantes que les litanies racistes fleurant bon le souvenir colonial d'élites politiciennes et économiques de notre patrie.
En revanche, il est facile de recenser les prises de position constantes, et que certains peuvent juger trop unilatérales, de Godard en faveur des Palestiniens et de leur droit à une terre comme à un Etat. Par chocs et provocations, il n’a cessé de remettre cette question dans le champ de sa caméra, c’est-à-dire sous nos yeux. Oui, son analogie entre Golda Meir et Hitler assortie du slogan «Les Juifs font aux Arabes ce que les nazis ont fait aux Juifs» (Ici et ailleurs, 1976) est d’une violence teigneuse, d’une mauvaise foi vicelarde.
Mauvaise foi vicelarde ? Violence teigneuse ? Pourquoi ? Simplement parce que les Israéliens ne gazent pas les Palestiniens ? À ce moment là, aucune comparaison n'est possible. Ni entre impérialisme Japonais et Nazisme Allemand, ni entre le régime Sarkozy et le régime Berlusconni, ni entre Union Soviétique et "l'Empire du Mal" !
Ah, il est vrai que Godard confond ici "juifs" et Israéliens, "Arabes" et Palestiniens. Mais alors, qu'est-ce qui permet de rapprocher – comme le fait l'auteur de cet article, par l'emploi de cet "en revanche" – une prise de position en faveur des Palestiniens et l'antisémitisme – ou pour être précis l'antijudaïsme ? Serait-ce parce que s'opposer aux Israéliens équivaut selon l'auteur de cet article à s'opposer aux juifs ? Et que dire de la terminologie "Arabes Israéliens" largement employée dans les médias dominants ? Ces citoyens "Arabes" d'Israël sont des Palestiniens, tout bonnement.
Mais revenons au "chapeau" de l'article. Que signifie "propalestinien" ? Dirais-t-on "pro-birman" pour des défenseurs des droits de l'homme en Birmanie; "pro-iranien"; "pro-kosovar" ou encore "pro-juif" ? On n'est pas "pro-palestinien". On soutient les droits de l'homme en Palestine. Et quand bien-même on serait "pro-palestinien", en quoi cela serait-il une marque d'anti-judaïsme – sauf à penser que s'opposer à l'État d'Israël équivaut à s'opposer au peuple juif. Comme on le sait, l'État d'Israël n'est pas le peuple juif, et le peuple juif n'est pas l'État d'Israël. Où est l'anti-judaïsme ?
Mais il ne faut pas se méprendre sur son sens. Le clou sur lequel cogne Godard depuis toujours est celui du caractère insupportable que représente à ses yeux le fait de voir Israël et son peuple victime s’accommoder depuis si longtemps des habits du bourreau.
Encore une fois, il ne faut pas confondre l'État d'Israël avec le peuple juif. Si "peuple victime" il y a, il s'agit du peuple juif et non pas le peuple Israélien et encore moins l'État d'Israël.
Les déclarations les plus radicales interviennent après la guerre des Six Jours (1966), puis celle de Kippour (1973). Bernard-Henry Lévy et Claude Lanzmann, qui ne sont pas précisément connus pour leur complaisance en la matière, ont l’un et l’autre expliqué pourquoi ils ne considéraient en rien Godard comme un antisémite, sans manquer pourtant de critiquer ses positions antisionistes.
S’agissant du vieux lion Nouvelle Vague, on aura cependant toujours des difficultés à le faire entrer dans la cage du consensus et des discours policés : Godard parle mal et c’est cela, souvent, qui fait du bien.
Excuses. «Le drapeau suisse, ça veut dire : le sang des autres, je fais une croix dessus», déclarait-il naguère à propos de son beau et neutre pays alpin, et à la suffocation de son conseil fédéral. Déjà enclin à un repli ermite depuis quelques années, le cinéaste a refusé de se rendre au dernier festival de Cannes où était pourtant sélectionné son film, Socialisme, ce qui n’a pas empêché la critique de le saluer comme l’un des plus beaux Godard. Que l’on ne compte donc pas sur lui pour présenter des excuses où se justifier devant le tribunal des médias d’Amérique ou d’ailleurs.
Même si on peut rêver qu’il saisisse cette désagréable occasion pour répliquer avec ses propres armes et outils : une lettre, un film… (2) Plus largement, et au-delà même des phénomènes d’accélération hystérique produits par les médias modernes dès que s’agite une rumeur ou une polémique, on peut éprouver une mélancolie un peu lasse devant la rhétorique du procès en antisémitisme lorsqu’elle fleurit hors de propos. L’accusation est trop grave pour être livrée sur le mode du soupçon, du racontar ou du raccourci idéologique. Le virulent antisionisme de Godard n’a rien à voir avec de l’antisémitisme, et il faudra beaucoup d’acharnement et de mauvaise foi pour faire passer l’auteur d’A bout de souffle, du Mépris ou de Sauve qui peut (la vie) pour un nouveau Céline.
Godard a toujours tourné autour de l’idée d’un film nécessaire et impossible sur les camps, envisageant d’adapter les Bienveillantes de Jonathan Littell puis acquérant les droits des Disparus de Daniel Mendelsohn, enquête de l’auteur sur sa famille décimée par les nazis.
(1) En DVD, éditions Montparnasse. (2) Au cours d’infructueuses tentatives pour le joindre hier en fin d’après-midi, nous avons appris qu’ayant déménagé de Rolle (Suisse), où sa maison-atelier a été vendue, il était devenu encore un peu plus difficile à localiser que d’habitude. A lire : «Godard» d’Antoine de Baecque, Grasset 2010. «Godard, dictionnaire des passions», de Jean- Luc Douin, Stock 2010, à paraître.
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