PROBLEMES DE LA POLITIQUE AUTONOME: PENSER LE PASSAGE DU SOCIAL AU POLITIQUE
Par Ezequiel Adamovsky (Argentine)
traduit de la version en anglais par ‘Borogove'(Apo33 Nantes) depuis Z-net
Problemes de la politique autonome
de Ezequiel Adamovsky
Deux hypothèses sur une nouvelle stratégie vers une politique de l’autonomie.
Mon but est ici de présenter quelques hypothèses sur des questions de stratégie des mouvements de libération anticapitalistes. Je souhaite réfléchir sur la manière d’arriver à une politique de libération efficace qui nous permette de changer la société où nous vivons. Même si je n’ai pas ici la place d’étudier des cas concrets, ces réflexions ne sont pas seulement d’ordre ’théorique’, mais elles découlent de l’observation de mouvements auxquels j’ai eu la chance de participer : des assemblées populaires en Argentine, du Forum Social Mondial ou d’autres mouvements internationaux, ou des groupements que j’ai suivi pendant ces dernières années, comme le mouvement des piqueteros (chômeurs) en Argentine, ou des Zapatistes au Mexique.
Je prendrai comme assurés, sans les discuter, trois principes que je considère comme suffisamment démontrés, qui distinguent la politique anticapitaliste de celle de la gauche traditionnelle.
– D’abord, que toute politique émancipatrice doit partir de l’idée d’un sujet multiple qui s’articule et se définit dans une action commune, plutôt que dans un sujet unique, prédéfini, qui dirige les autres sur la voie du changement.
– Ensuite, que la politique émancipatrice doit se fonder sur des formes cohérentes de préfiguration du futur, c’est à dire dont le fonctionnement n’implique pas la production d’effets sociaux contraires à ceux qu’il affirme vouloir défendre (par exemple, la concentration du pouvoir dans un groupe minoritaire).
– Troisièmement, que de l’application de ces deux premiers principes, l’on déduise la nécessité pour chaque projet émancipateur de s’orienter vers une politique autonomiste.
[ Une politique ‘autonome’ est celle qui tend à l’autonomie du tout coopérant, c’est-à-dire, à la capacité de vivre en accord avec des règles définies collectivement par et pour le même corps social qui en sera affecté. Elle suppose que la multiplicité du secteur social requiert des instances politiques de négociation et de gestion des différences, c’est-à-dire, des instances qui n’apparaissent pas nécessairement ni spontanément dans chaque groupe ou individu, mais qui sont le fruit d’accords variables qui se cristallisent dans des pratiques et des institutions spécifiques. ]
Faiblesse de la politique autonome
Du point de vue de la stratégie, on peut dire que les mouvements libérateurs en cours suivent deux directions opposées (schématiquement) :
• La première est celle où une énergie sociale considérable est mobilisée en faveur d’un projet politique, tombant alors dans le piège de la ’politique hétéronome’. Par hétéronome, je veux parler des mécanismes politiques qui font que toute cette énergie sociale finit par être canalisée au profit de la classe dirigeante ou, au mieux, de manière à réduire le caractère radical de la mobilisation populaire. [ C’est ainsi le cas du PT au Brésil sous la présidence de Lula, mais aussi de certains mouvements sociaux (par exemple, certaines sections du mouvement féministe) qui se transforment en groupes de pression limités à une question, sans lien avec un mouvement radical de plus grande ampleur. ]
[ – Exemple le cas du Brésil, où un vaste mouvement social a choisi de construire un parti politique, a adopté une stratégie électorale plus ou moins traditionnelle, a obtenu de faire élire un des siens comme président, seulement pour voir toute cette énergie reconduite vers une politique qui a rapidement oublié ses aspects radicaux pour devenir un facteur de pouvoir de plus dans le jeu des puissants.
– Un autre exemple est celui de quelques groupes et de campagnes aux contenus émancipateurs qui, comme quelques sections du mouvement environnementaliste, syndical, féministe, gay, de droits humains, par la justice globale, etc., se transforment en objet singulier, s’organisent institutionnellement, et maximisent leur capacité de lobbying en se détachant du mouvement émancipateur global et en acceptant – sinon en théorie, du moins en pratique – les limites que fixe la politique hétéronome. ]
• La deuxième direction est celle de mouvements et de collectifs qui rejettent tout contact avec l’état et les politiques hétéronomes en général (partis, groupes de pression, élections etc.), se retrouvant en conséquence réduits à rester des groupuscules, sans pouvoir jamais modifier l’existant d’une manière radicale. [ Tel est le cas, par exemple, de certains mouvements anti-chômeurs en Argentine, mais aussi de nombreux collectifs anti-capitalistes dans le monde entier. Le coût de leur ’pureté’ politique se paie par leur incapacité de se lier à de plus importantes sections de la société. ]
[ – Par exemple, les mouvements sociaux autonomes qui mènent d’importantes luttes (y compris très radicalisées, voire insurrectionnelles), mais qui faute de se lier avec la société comme un tout et/ou de résoudre la question de l’état, finissent victimes de la répression ou de leur propre affaiblissement progressif, ou bien survivent comme un petit groupe fermé sans réelle capacité subversive.
– Un autre exemple est celui de quelques sections du mouvement de résistance globale, capables d’importantes actions directes, mais qui, tout comme le cas précédent, trouvent des limites à leur expansion dans leur peu de capacité à se lier avec la société comme un tout.
– Finalement, il existe des groupes radicaux qui peuvent revendiquer différentes idéologies (marxisme, anarchisme, autonomisme, etc.), mais qui se cantonnent dans une politique purement ‘narcissique’; c’est-à-dire qu’ils sont plus préoccupés de maintenir leur propre image de radicalité / de ‘pureté’ que de produire un changement social effectif ; ils fonctionnent souvent comme des petits groupes affinitaires de faible importance politique. ]
Il s’agit bien sûr d’une image schématique : il existe de nombreuses expérimentations qui sortent de ces deux ’impasses’ (la plus évidente est celle des Zapatistes et de leur sixième déclaration). J’essaie de contribuer ici à développer ces nouvelles explorations.
Hypothèse 1 : des difficultés pour la Gauche de réfléchir au pouvoir (ou, à quoi peut correspondre le support populaire pour la Droite)
Confrontons cette question difficile : qu’est-ce qui fait que, la Gauche étant certainement une meilleure option pour l’humanité, nous arrivons difficilement à obtenir le soutien populaire ? Et même : pourquoi les gens votent-ils au contraire pour des options si ostensiblement pro-capitalistes – parfois même pour des candidats de l’extrême droite ? Evitons les réponses toutes faites et paternalistes telles que « les gens ne comprennent pas » ou « le pouvoir excessif des médias »… etc, Ce genre d’explication peut nous donner un sens de supériorité intellectuelle que nous ne méritons pas, et, politiquement, il nous est de peu de secours. Bien sûr, le système possède un pouvoir formidable de contrôle culturel qui lui permet de repousser les sirènes révolutionnaires. Mais là n’est pas vraiment la bonne réponse cela n’est pas la seule explication.
En laissant de côté les facteurs circonstanciels, l’attraction constante de la Droite provient du fait qu’elle se présente (et d’une certaine manière, elle l’est vraiment) comme une force d’ordre. Pourquoi donc l’ordre doit-il attirer ceux qui n’appartiennent pas à la classe dirigeante ? Nous vivons dans un type de société qui repose (et se renforce) sur une tension fondamentale et paradoxale. Chaque jour nous trouve plus ’décollectivisés’, c’est-à-dire, plus atomisés, transformés en individus toujours plus isolés, sans rien qui nous relie fortement les uns aux autres. Mais, d’un autre côté, jamais dans l’histoire de l’humanité, nous ne nous sommes trouvés dans un tel état d’inter-dépendance en termes de production de vie en société. La division du travail est désormais si profonde que chaque minute, même sans nous en apercevoir, chacun de nous dépend du travail de millions d’autres à travers le monde. Dans le système capitaliste, paradoxalement, les institutions qui permettent et organisent un tel niveau de coopération sont les mêmes qui nous séparent les uns des autres et font de nous des individus isolés sans responsabilité vis-à-vis des autres. Oui, je parle du marché et de son état , de l’état. Acheter et consommer des produits ou voter pour des candidats aux élections, cela n’implique aucune prise de responsabilité vis-à-vis des autres. Ce sont des actions exécutées par des individus isolés et seuls.
Voilà quelle est notre interdépendance actuelle : que la Société exige, plus que jamais, que [ chacun fasse sa part de travail ] [ chaque personne ne se conduise pas comme elle n’est pas supposée se conduire ]. Oui, nous pouvons nous habiller comme des clowns si nous voulons, mais nous ne pouvons rien faire qui affecte le cours ’normal’ de la société. Parce qu’aujourd’hui, un petit groupe de gens ou même une seule personne, a la possibilité d’affecter la vie de millions de gens et de provoquer le chaos. Pourquoi plus aujourd’hui que dans le passé ? Prenons un exemple : si un paysan français du 17ième siècle décidait de ne pas cultiver son champ, il ne dérangeait pas la vie de ses voisins, mais seulement la sienne. S’il était en colère ou fou, et qu’il décidait d’empêcher la récolte de ses voisins, alors la communauté s’occupait rapidement de son cas : au pire, cela causait des ennuis à l’un ou l’autre voisin. Transférez-vous maintenant au XXIème siècle. Si trois agents de la sécurité à la RATP décident de ne pas faire leur travail, ou même de mal le faire, pour s’amuser par exemple, ou si un important courtier en bourse décide mentir sur les perspectives d’AOL, ils risquent d’affecter la vie de milliers de gens, sans que ces gens sachent peut-être qui est responsable de leur accident ou de leur perte d’emploi. Le paradoxe est que l’individualisme toujours croissant et la possibilité de ne pas devoir rendre des comptes aux autres permettent à n’importe qui de causer des problèmes (éventuellement très graves) aux autres, même sans raisons valables. Demandez aux étudiants de Columbine. Notre dépendance mutuelle va de pair, paradoxalement, avec notre subjectivité d’individus isolés, non comptables de leurs faits et gestes.
Nous sommes tous sujets à cette tension fondamentale ; nous ressentons tous quelque part l’inquiétude qui accompagne le déroulement de l’ordre social et de nos propres vies, dont nous connaissons la fragilité. Inconsciemment, nous savons que nous dépendons des actions commises par d’autres individus que nous ne connaissons même pas et avec qui nous ne pouvons communiquer. Ils sont proches et étrangers à la fois. Il s’agit de la même anxiété que nous retrouvons dans une myriade de films populaires dont la structure narrative et les thèmes sont presque toujours les mêmes : une personne ou un petit groupe menace de détruire la société ou simplement l’existence d’autres gens – par méchanceté, folie, goût du crime, idéologie saugrenue, peu importe – jusqu’à ce qu’une intervention énergique restaure l’ordre : un père courageux, Superman, la police, le président, Charles Bronson etc. Comme le spectateur, nous sortons du cinéma avec cette anxiété un peu assagie, mais le réconfort ne dure que quelques minutes…
Comme dans ces films, l’attrait des appels à l’ordre de la Droite découle de l’appréhension que ressent la société vis-à-vis de la possibilité croissante d’un désordre catastrophique. Du point de vue de l’individu, peu importe si le désordre est provoqué par un autre individu ou par le hasard, ou par un collectif progressiste qui agit dans le cadre d’une action politique. Peu importe si le responsable est un criminel, un fou, un gréviste ou un groupe d’action directe anti-capitaliste : en cas de crainte d’un désordre catastrophique ou de la dislocation de relations sociales, le rappel à l’ordre de la Droite se trouve en terrain fertile.
Cela ne sert à rien de se plaindre de cet état de fait : cette crainte fait partie de la société dans laquelle nous vivons. Cela n’est pas une affectation : le soutien populaire pour les choix réactionnaires n’est pas dû au ’manque d’éducation politique’, quelque chose qui pourrait être corrigé avec de meilleures explications. Il n’y a pas « d’erreur » dans le soutien populaire pour la droite : si l’on peut estimer qu’il existe des raisons de croire que la société est en danger (et c’est souvent le cas), le choix du renforcement de l’ « ordre » (de droite) est un choix parfaitement rationnel en l’absence d’alternatives réalisables et préférables,
Ce que j’essaie de dire est qu’on peut trouver une certaine vérité dans l’attrait récurrent des appels pour plus « d’ordre ». [ Sûrement les moyens de communication et la culture dominante mettent d’importants obstacles au discours émancipateur. Mais je crois qu’une grande partie de nos difficultés au moment de mobiliser les appuis sociaux vient du fait que nous tenons rarement compte de cette ‘vérité‘. ] Il est temps de considérer que peut-être, ce que nous (la Gauche radicale) proposons n’est pas perçu comme réalisable ou préférable parce que, eh bien, ça ne l’est pas… La Gauche a certainement le meilleur diagnostic sur ce qui va mal dans notre société. Nous pouvons faire des propositions intéressantes sur ce pourrait être le monde futur. Mais sur la question : « comment y arriver ? », alors, nous avons soit l’alternative présentée par les traditionnels partis léninistes de prise du pouvoir, soit des généralisations vagues et absolument irréalisables. Dans chaque cas, nous invitons les gens à détruire l’ordre social existant (évidemment nécessaire) pour construire mieux. Notre culture politique a été, jusqu’ici, de détruire, critiquer, attaquer le présent par égard pour le futur, plutôt que de construire, de créer de nouvelles et efficaces formes de coopération et de solidarité ici et maintenant. Comme nous vivons dans le futur et méprisons le présent, et comme nous n’expliquons pas comment nous protégerons la vie des autres du désordre catastrophique pendant que nous tenterons de construire la société nouvelle, il est normal que les gens perçoivent (correctement) nos promesses comme vagues et aventureuses.
Pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici, la Gauche traditionnelle a hérité d’une gêne certaine sur le sujet de l’ordre social et donc, sur le sujet de la société en général. En général, la Gauche ne réussit pas à considérer le pouvoir comme immanent à la vie en société. Nous tendons à la considérer comme une chose externe, une espèce de parasite qui colonise la société « depuis l’extérieur ». Simultanément, on voit plutôt la société comme un ensemble coopératif existant avant et en dehors de cette chose externe. D’où l’idée des marxistes selon laquelle l’état, les lois etc. ne sont rien que la « superstructure » d’une société définie essentiellement au niveau économique. D’où, également, l’attitude de certains anarchistes qui tendent à considérer toutes les règles (sauf celles qui sont librement et individuellement acceptées) comme quelque chose de purement extérieur et oppressif, tout en croyant que l’état pourrait être simplement détruit, sans qu’il en coûte à la société qui – pensent-ils – est déjà « complète » et existante sous la domination de l’état. [ Même position chez certains autonomistes, qui tendent à considérer la coopération actuelle de la multitude comme suffisante pour une existence auto-organisée, si tout pouvoir avait disparu. ] D’où, encore, la distinction proposée par certains autonomistes entre le pouvoir « pouvoir sur » (le pouvoir de commander) et le pouvoir comme « pouvoir de faire », comme s’il s’agissait d’une lutte entre deux camps indépendants et clairement identifiables – les bons et les méchants.
Ce qui compte dans ce contexte, c’est que les trois groupes mentionnés ci-dessus développent un point de vue stratégique (ainsi qu’une « culture militante ») basé sur une attitude d’hostilité absolue et de rejet de l’ordre social, les lois, les institutions. Alors que certains marxistes rejettent cet ordre en vue de le remplacer par un nouvel ordre à créer après la Révolution, des anarchistes et des autonomistes rejettent cet ordre car ils pensent que la société possède déjà un ordre prêt à se développer dès que nous serons débarrassés du fardeau politique-légal-institutionnel existant.
Peut-être que dans le passé, il était raisonnable de considérer le changement de société comme essentiellement un travail de destruction – mais ce passé n’est pas ici l’objet du débat. De toutes façons, la situation actuelle rend ce choix stratégique complètement impraticable. P
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