English translation follows.
Paru dans L’Humanité du 18 avril 1904.
Le nom même de ce journal, en son ampleur, marque exactement ce que notre parti se propose. C’est, en effet, à la réalisation de l’humanité que travaillent tous les socialistes. L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine. À l’intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée, par l’antagonisme des classes, par l’inévitable lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin réconciliée avec elles-mêmes une parcelle d’humanité.
De nations à nations, c’est un régime barbare de défiance, de ruse, de haine, de violence qui prévaut encore.
Même quand elles semblent à l’état de paix, elles portent la trace des guerres d’hier, l’inquiétude des guerres de demain : et comment donner le beau nom d’humanité à ce chaos de nations hostiles et blessées, à cet amas de lambeaux sanglants ? Le sublime effort du prolétariat international, c’est de réconcilier tous les peuples par l’universelle justice sociale. Alors vraiment, mais seulement alors, il y aura une humanité réfléchissant à son unité supérieure dans la diversité vivante des nations amies et libres. Vers ce grand but d’humanité, c’est par des moyens d’humanité aussi que va le socialisme. À mesure que se développent chez les peuples et les individus la démocratie et la raison, l’histoire est dissipée de recourir à la violence. Que le suffrage universel s’affirme et s’éclaire ; qu’une vigoureuse éducation laïque ouvre les esprits aux idées nouvelles, et développe l’habitude de la réflexion ; que le prolétariat s’organise et se groupe selon la loi toujours plus équitable et plus large ; et la grande transformation sociale qui doit libérer les hommes de la propriété oligarchique, s’accomplira sans les violences qui, il y a cent dix ans, ensanglantèrent la Révolution démocratique et bourgeoise, et dont s’affligeait, en une admirable lettre, notre grand communiste Babeuf.
Cette nécessaire évolution sociale sera d’autant plus aisée que tous les socialistes, tous les prolétaires, seront plus étroitement unis. C’est cette union, que tous ici, dans ce journal, nous voulons travailler. Je sais bien quel est aujourd’hui, dans tous les pays, l’âpreté des controverses et des polémiques contre les socialistes. Je sais quel est le conflit des méthodes et des tactiques ; et il y aurait enfantillage à prétendre couvrir ces oppositions d’une unité extérieure et factice. L’union ne peut naître de la confusion. Nous défendrons toujours ici, en toute netteté et loyauté, les méthodes d’action qui nous semblent les plus efficaces et les plus sûres. Mais nous ne voulons pas aggraver, par l’insistance des controverses et le venin des polémiques, des dissentiments qui furent sans doute inévitables, et que le temps et la force des choses résoudront certainement. Socialistes révolutionnaires et socialistes réformistes sont avant tout, pour nous, des socialistes. S’il est des groupes qui, ça et là, se laissent entraîner par passion sectaire à faire le jeu de la contre-révolution, nous les combattrons avec fermeté. Mais nous savons que dans les deux fractions socialistes, les dévouements abondent à la République, à la pensée libre, au prolétariat, à la Révolution sociale. Sous des formules diverses, dont quelques-unes nous paraissent surannées et par conséquent dangereuses, tous les socialistes servent la même cause. Et l’on verra à l’épreuve que, sans rien abandonner de nos conceptions propres, nous tâcherons ici de seconder l’effort de tous.
Nous voudrions de même que le journal fût en communion constante avec tout le mouvement ouvrier, syndical et coopératif. Certes, ici encore, il y a bien des divergences de méthode. Et ceux qui tentent de détourner de l’action politique le prolétariat organisé, commettent, à notre sens, une erreur funeste. Mais que serait et que vaudrait cette action politique sans une forte organisation économique de la classe ouvrière, sans une vive action continue du prolétariat lui-même ? Voilà pourquoi, sans nous arrêter aux diversités et aux contrariétés de tactiques et de formules, nous serons heureux d’accueillir ici toutes les communications où se manifestera la vie ouvrière ; et nous seconderons de notre mieux tous les efforts de groupement syndical et coopératif du prolétariat. Ainsi la largeur même et le mouvement de la vie nous mettrons en garde contre toute tentation sectaire et tout esprit de coterie.
C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue ou rabaisse injustement les adversaires, ni qu’on mutile les faits. Il n’y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité ; et je voudrais que la démocratie socialiste unie à nous de cour et de pensée, fût fière bientôt de constater avec nous que tous les partis et toutes les classes sont obligés de reconnaître la loyauté de nos comptes-rendus, la sûreté de nos renseignements, l’exactitude contrôlée de nos correspondances. J’ose dire que c’est par-là vraiment que nous marquerons tout notre respect pour le prolétariat. Il verra bien, je l’espère, que ce souci constant et scrupuleux de la vérité même dans les plus âpres batailles, n’émousse pas la vigueur du combat ; il donne au contraire aux coups portés contre le préjugé, l’injustice et le mensonge une force décisive.
Mais tout cela ne serait rien et toute notre tentative serait vaine ou même dangereuse si l’entière indépendance du journal n’était point assurée et s’il pouvait être livré, par des difficultés financières, à des influences occultes. L’indépendance du journal est entière. Les capitaux, dès maintenant souscrits, sont suffisants pour nous permettre d’attendre le développement espéré du journal. Et ils ont été souscrits sans condition aucune. Aucun groupe d’intérêts ne peut directement ou indirectement peser sur la politique de l’Humanité. De plus, nous avons inscrit dans les statuts que l’apport de travail fait par les collaborateurs du journal serait représenté par des actions appelées " actions d’apport " qui permettent à la rédaction et à la direction politique de faire équilibre dans la gestion de l’entreprise aux actions en numéraire. C’est, dans la constitution de notre journal, une garantie certaine d’indépendance. C’est à mon nom, comme directeur politique représentant la direction, que se sont inscrites ces actions d’apport. Ai-je besoin de dire que ce n’est là une spéculation ni de ma part, ni de la part de mes collaborateurs ? D’abord, les actions d’apport ne recevront une part quelconque de bénéfice que lorsque les actions représentant le capital en numéraire, celles qui ont été déjà souscrites et celles qui le seront plus tard, auront reçu un dividende de six pour cent. Mais surtout, par une lettre annexée à mon contrat de direction, je remets d’avance au conseil d’administration, composé d’hommes choisis parmi nos amis, les bénéfices éventuels qui pourraient ressortir aux actions d’apport, il devra en disposer pour développer le journal, pour améliorer la condition de tous les collaborateurs et pour contribuer à des ouvres de propagande socialiste et d’organisation ouvrière. Dans ces conditions, quand l’heure sera venue pour nous d’accroître le capital du journal, c’est en toute confiance que nous ferons un appel public à la démocratie et au prolétariat. Faire vivre un grand journal sans qu’il soit à la merci d’autre groupe d’affaires, est un problème difficile mais non pas insoluble. Tous ici, nous nous donnerons un plein effort de conscience et de travail pour mériter ce succès : que la démocratie et le prolétariat nous y aident.
The following was the first editorial in the first issue of L’Humanité, April 18, 1904.
The very name of this newspaper, in its breadth, spells out exactly what our party proposes. In effect, all socialists work for humanity’s fulfillment. Humanity doesn’t yet exist, or rather barely so: in the interior of each nation it is compromised and shattered by class antagonism, by the inevitable struggle between the capitalist oligarchy and the proletariat. Only socialism, in absorbing all classes in the common ownership of the means of labor, can resolve this antagonism and make of every nation, finally reconciled with each other, a parcel of humanity.
Between nations there exists a barbaric regime of defiance, ruse, hatred and violence that still prevails.
Even when they seem to exist in a state of peace, they bear the traces of yesterday’s wars, and the fear of tomorrow’s. How can we give the beautiful name of humanity to this chaos of hostile and wounded nations, to this pile of bloody scraps? The sublime effort of the international proletariat is to reconcile all peoples through universal social justice. Then and only then will there be a humanity that considers its superior unity within the living diversity of free and friendly nations. As democracy and reason develop within peoples and individuals, the need to have recourse to violence diminishes. Let universal suffrage affirm itself; let a vigorous secular education open spirits to new ideas and develop the habit of reflection; let the proletariat organize and group itself according to a law ever more fair and generous; let all this happen and the great transformation that will liberate mankind from oligarchic property will be accomplished without the violence that, 110 years ago, bloodied the democratic and bourgeois revolution, and which our great communist Babeuf grieved over in a beautiful letter.
This necessary social evolution will be all the simpler because all socialists, all workers will be more firmly united. All of us here, at this newspaper, want to work for this union. I am well aware of the sharpness of all of the polemics against the socialists. I know of the conflicts surrounding methods and tactics, and it would be childish to pretend to cover up these divisions with an artificial and purely external unity. Unity cannot be born of confusion. We will always defend here, clearly and loyally, the means of action that seem to us the most effective and the most certain. But we don’t want to aggravate, by the prolonging of controversies and the venom of polemics, discords that were doubtless inevitable, and which the force of events will certainly resolve. For us, revolutionary socialists and reformist socialists are above all socialists. If there are groups that let themselves be dragged by a sectarian passion to play counter-revolution’s game, we will fight them with firmness. But we know that within both socialist factions strong feelings exist for the republic, free thought, the proletariat, and social revolution. Under various formulas, some of which seem to us to be out of date and, consequently, dangerous, all socialists serve the same cause. And when the time comes we’ll see to it that, without abandoning any of our own conceptions, we’ll try here to second the effort of all.
We would also like for this newspaper to be in constant communion with the entire working class movement, both union and cooperative. To be sure, here, too, there are differences in method. And those who try to turn the organized working class from political action commit a terrible error. But what would be, and what would be worth, this political action without a strong economic organization of the working class, without a lively continuous action of the proletariat itself. This is why, without stopping to examine the diversity and opposition of tactics and formulas, we will be happy to receive all communications that illustrate working class life. And with our efforts we’ll back up all the efforts of proletarian union and cooperative movements. In this way the breadth and movement of life will put us on guard against any sectarian temptations.
It’s through extensive and precise information that we wish to give all free minds the means to understand and judge world events for themselves. The great socialist and proletarian cause has no need of lies, half-lies, tendentious information, garbled news, or calumnies. It also doesn’t need us to unjustly diminish or disparage the adversary, nor for us to mutilate facts. Only decaying classes are afraid of the truth. I would be happy for socialist democracy, united with us in heart and mind, to be proud to state with us that all parties and classes have to recognize the faithfulness of our accounts of events, the accuracy of our information, and the exactitude of our reportages. I dare say that it is in this way that we will show our respect for the proletariat. It will see, I hope, that this constant and scrupulous concern for the truth, even in the sharpest battles, doesn’t weaken the vigor of combat; on the contrary, it gives a decisive force to the blows struck against prejudice, injustice and lies.
But all of this would be worth nothing, and all of our efforts would be vain or even dangerous, if the complete independence of our newspaper wasn’t assured, and if financial difficulties could deliver it to hidden influences. The independence of the newspaper is complete. Our capital, which is fully subscribed, is sufficient to allow us to expect the hoped for development of the paper; more importantly, the capital subscription was made without any conditions. No interest group can either directly or indirectly weigh on the politics of l’Humanité. What is more, we places in our by-laws a stipulation that the share of labor done by collaborators in the newspaper will be represented by shares called “contribution shares,” which will permit the editorial board and the political directors to maintain equilibrium in the managing of the newspaper. In the establishment of the newspaper this is a sure guarantee of independence. It’s in my name, as political director representing the directors, that the “contribution shares” are listed. Is there any need to add that this is not a speculation on my part, or on that of my collaborators? In the first place, the “contribution shares” will not receive any benefits until all present or future actions will have received a dividend of 6%. But above all, in a letter attached in annex to my contract, I turn over in advance to the administrative council, which is composed of men chosen from among our friends, the eventual profits from the “contribution shares,” in order to improve the conditions of all our collaborators and to contribute to socialist propaganda and organizational work among the working class. Under these conditions, when the time comes to increase the newspaper’s capital we’ll be able to make, in full confidence, a public appeal to democrats and the proletariat. Allowing a great newspaper to live without its being at the mercy of any business group is a difficult but not insoluble problem. All of us here will give a full effort of consciousness and labor to deserve this success. Let the camp of democracy and the proletariat assist us in this task.
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